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Le Chelsea Hotel : repaire d’artistes et berceau d’une chanson légendaire

Fréquenté par les artistes bohèmes durant de nombreuses décennies, le Chelsea Hotel de New York a été le lieu de création de nombreuses oeuvres. L’une des plus connues, devenue l’hymne de l’établissement, Chelsea Hôtel #2 de Leonard Cohen, évoque la brève romance du poète canadien et de Janis Joplin dans la chambre 424, une nuit de 1968.
Le Chelsea Hotel : repaire d’artistes et berceau d’une chanson légendaire
Entre nos lignes, maintenant :  
Le Chelsea Hotel : repaire d’artistes et berceau d’une chanson légendaire

Fréquenté par les artistes bohèmes durant de nombreuses décennies, le Chelsea Hotel de New York a été le lieu de création de nombreuses oeuvres. L’une des plus connues, devenue l’hymne de l’établissement, Chelsea Hôtel #2 de Leonard Cohen, évoque la brève romance du poète canadien et de Janis Joplin dans la chambre 424, une nuit de 1968.

Le bâtiment, de style néogothique, à lui seul en impose. Avec ses briques rouges et ses rambardes en fer forgé, il est un incontournable de ce quartier de New York dont il a pris le nom. Mais c’est surtout en contemplant sa vieille enseigne lumineuse trônant en son centre que la mélodie d’une chanson ayant contribué à le faire passer à la postérité rappelle à quel point le Chelsea Hotel est un monument de la culture populaire.

Sorti en 1974 sur l’album de Leonard Cohen New Skin for the Old Ceremony, le titre Chelsea Hotel #2 évoque la romance d’une nuit vécue six ans plus tôt dans la chambre 424 entre le songwriter canadien et Janis Joplin. Une rencontre entre deux étoiles comme cet établissement unique, classé en 1977 monument historique en raison de son intérêt historique et culturel, en a tant connues.

UN REPAIRE D’ARTISTES UNIQUE

Car de tout temps, le Chelsea Hotel a été un repaire d’artistes. Ces derniers y ont pris leurs aises dès son ouverture en 1905 puisqu’avant de se fixer une vingtaine de blocks plus au nord de Manhattan, le quartier des théâtres se trouvait dans cette partie de la ville.

D’abord les écrivains et poètes, comme Mark Twain ou bien des années plus tard Jack Kerouac qui y écrit sur un rouleau de 36,50 m de long son légendaire roman Sur la route. L’un des nombreux exemples d’oeuvres marquantes de la contre-culture américaine dont le Chelsea a été le berceau.

C’est quelques années plus tard, sous l’impulsion de son directeur entre 1964 et 2007, Stanley Bard, que l’établissement a construit sa légende. Succédant à son père, ce personnage atypique n’hésitait pas à héberger certains artistes gratuitement, comme ce fut le cas pour Milos Forman lors de ses deux premières années aux Etats-Unis, ou à se faire payer par les oeuvres de ses locataires, à l’image de toiles de Jackson Pollock, alors sans le sou.

Patti Smith et Robert Mapplethorpe y louent ainsi en 1969 et 1970 la minuscule et décrépite chambre 1017 pour 55 dollars la semaine et quelques collages du futur photographe en guise de loyer. Stanley Bard n’apprécie pourtant pas son travail. Mais il croit en la jeune femme. C’est d’ailleurs entre ces murs que celle-ci compose sa première chanson, Fire of Unknown Origin.

“Je louche sur les allées et venues des pensionnaires dans le vestibule où sont accrochées de mauvaises toiles de peintres”, écrit-elle à propos de l’établissement dans Just Kids, son autobiographie parue en 2010.

“De grosses choses envahissantes que s’est fait fourguer Stanley Bard en échange d’un loyer. L’hôtel est un havre énergique, désespéré, pour des dizaines d’enfants doués de tous rangs, qui vivent de débrouille. Guitaristes pouilleux et beautés droguées en robes victoriennes. Poètes junkies, dramaturges, cinéastes fauchés, acteurs français. Tous ceux qui passent par ici sont quelqu’un — même s’ils ne sont personne dans le monde extérieur.”

Ayant perdu de sa superbe au fil du temps, comme en témoignent la peinture s’écaillant, l’odeur de poussière ou les gros ventilateurs orientés en hiver sur les câbles électriques afin de limiter les risques d’incendie liés à la surchauffe due à l’usage intense du chauffage, le Chelsea accueille tous les artistes, souvent en période de détresse. On y vient se ressourcer, s’apaiser ou se sevrer. Sous le regard d’un Stanley Bard capable de dureté mais venant toujours en aide à ceux qu’il sent perdre pied.

C’est dans ce contexte qu’a lieu en 1968 la rencontre entre Janis Joplin et Leonard Cohen. À l’époque, la reine de la soul psychédélique connaît déjà le succès. Avec Big Brother and the Holding Company, elle a livré l’année précédente une performance époustouflante au festival international de musique pop de Monterey et, après une tournée sur la côte Est, le groupe californien prend ses quartiers à New York pour enregistrer son deuxième album, le légendaire Cheap Thrills, dans le studio Columbia.

Le même que celui où Leonard Cohen a enregistré son premier disque, Songs of Leonard Cohen, un an plus tôt. Mais contrairement à la jeune femme, la carrière du poète et chanteur canadien ne décolle pas. Il loge d’abord au Henry Hudson Hotel avant de rejoindre le Chelsea et son énergie unique. Il y occupe la chambre 424. Janis Joplin la 411.

Un soir, revenant vers 3 heures du matin d’une promenade nocturne l’ayant notamment mené à la White Horse Tavern, sur les traces du poète gallois Dylan Thomas, il traverse le hall pour rejoindre sa chambre en empruntant le minuscule ascenseur, considéré à l’époque comme l’un des plus lents de New York. Alors qu’il se trouve dans celui-ci, Janis Joplin le rejoint. Profitant de la lente ascension, Leonard Cohen tente d’engager la conversation :

– Vous cherchez quelqu’un, lui demande-t-il, comme il le racontera plus tard lors de ses concerts.

– Oui, je cherche Kris Kristofferson, lui répond-elle.

– Jeune femme, vous avez de la chance, je suis Kris Kristofferson, plaisante-t-il.

“VOUS AVEZ DE LA CHANCE, JE SUIS KRIS KRISTOFFERSON.”

En sortant de l’ascenseur au quatrième étage, le flirt se poursuit et les deux artistes rejoignent ensemble la chambre du troubadour pour partager le reste de la nuit…

Ce n’est qu’en 1971, peu de temps après le décès de Janis Joplin le 4 octobre 1970, que Leonard Cohen compose la chanson devenue l’hymne de l’hôtel. Elle s’impose à lui alors qu’il se trouve en Floride, dans un bar polynésien de Miami. “J’étais assis au bar de ce restaurant polynésien quand j’ai soudainement repensé à cette jeune femme. Je me suis alors saisi d’une serviette en papier pour commencer à écrire une chanson pour Janis Joplin au Chelsea Hotel”, déclara-t-il après le succès du titre.

Écrit dans un style si propre au poète canadien, le texte n’évoque pas clairement Janis Joplin, racontant plutôt avec pudeur et douceur cette rencontre de deux âmes dans le New York d’une époque aujourd’hui disparue. Ce n’est que quelques années plus tard, en 1976 lors d’un concert à Montreux, en Suisse, que le poète canadien révéla l’identité de la jeune femme avec laquelle il passa la nuit… Non sans remords comme il le confia en 1994 lors d’une interview à la BBC :

“La seule indiscrétion, dans ma vie professionnelle, que je regrette profondément. C’est une indiscrétion dont je suis désolé, et s’il y a un moyen de s’excuser auprès du fantôme, je veux le faire maintenant.”

Janis Joplin avait cependant fait une allusion à ce moment en 1969, dans le livre de Richard Avedon et Don Arbus, The Sixties, déclarant :

“Parfois, vous êtes avec quelqu’un en étant convaincue qu’il a quelque chose à vous dire… C’est arrivé deux fois, avec Jim Morrison et Leonard Cohen… Je voulais les connaître, essayer de les aimer par avance mais ils ne m’ont rien donné.”

Un constat pas si éloigné que celui effectué par l’artiste canadien lors d’une autre interview. “Elle ne me cherchait pas, elle cherchait Kris Kristofferson; je ne la cherchais pas, je cherchais Brigitte Bardot. Mais nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre par un processus d’élimination.”

Sauf que pour Leonard Cohen, ce moment a donné naissance à l’une des plus belles chansons de son répertoire. Un titre devenu tout aussi légendaire et à jamais associé à l’hôtel ayant accueilli leur bref moment complice.

LE CASTING DE RÊVE DU CHELSEA

Arthur C. Clarke y a écrit 2001: l’Odyssée de l’espace, Yves Klein son Manifeste de l’hôtel Chelsea, Stanley Kubrick y a séjourné tout comme Tennessee Williams, Charles Bukowski, Uma Thurman, Jane Fonda et bien d’autres…

La liste des locataires du Chelsea Hotel a des allures de Who’s who. S’il a accueilli des artistes de tous les domaines, l’établissement a eu un rôle important dans l’histoire musicale. Théâtre de la brève idylle entre Janis Joplin et Leonard Cohen, il a donné lieu à la chanson éponyme. Bob Dylan y a écrit Sad Eyed Lady of the Lowlands. Dee Dee Ramone, John Cale, Joni Mitchell, Jim Morrison, Patti Smith, Jimi Hendrix, Joan Baez, Nico et bien d’autres y ont également résidé.

Mais si le Chelsea fut le théâtre d’amour ou de moments intimes, il a également été celui de scènes plus tragiques. Comme le 12 octobre 1978 lorsque Nancy Spungen, la petite amie de Sid Vicious, y est retrouvée assassinée de plusieurs coups de couteau dans la baignoire de la chambre 100. Soupçonné d’être l’auteur du meurtre, le bassiste des Sex Pistols est retrouvé mort d’une overdose dans son appartement de Greenwich Village quelques mois plus tard.

Ainsi est le Chelsea. Un mythe ayant accueilli des moments marquants de la culture populaire. Tendres ou éprouvants. Des histoires uniques abritées des regards par les portes des chambres de l’établissement.

Le 12 avril 2018, 55 d’entre elles furent d’ailleurs vendues aux enchères. Elles avaient eu pour locataires Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jack Kerouac, Bob Marley, Jim Morrison, Andy Warhol… Celle de Bob Dylan dépassa même les 100 000 $. Comme un clin d’œil du destin, l’initiative de cette vente revient à un ancien locataire entre 2002 et 2011, Jim Georgiou.

Devenu SDF après son expulsion du Chelsea Hotel, il s’était installé sur le trottoir d’en face. Et lorsqu’il s’aperçut au moment de la rénovation du bâtiment que ces portes étaient jetées par les ouvriers, il tenta d’en préserver le plus possible avec ses amis. La moitié des bénéfices fut reversée à une ONG venant en aide aux défavorisés.

Même après que sa glorieuse époque fut révolue, le Chelsea Hotel a indirectement continué de tendre la main aux personnes dans le besoin tandis que son mythe n’est pas prêt de s’éteindre.

Haute Fidélité N°273
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