VIRAGE MUSICAL DE QUEEN
C’est un immeuble de Munich à la fin de vie programmée mais ayant pourtant contribué à marquer l’histoire de la musique. Haut de 23 étages et 75 m, l’Arabella-Hochhaus en impose dans l’est de la ville, à Arabellapark, dans le quartier de Bogenhausen. Construit entre 1966 et 1969, cet immeuble imaginé par l’architecte Toby Schmidbauer, partiellement transformé en hôtel pour les Jeux olympiques de 1972, est non seulement l’un des plus grands complexes hôteliers de la ville avec 467 chambres, mais il compte également deux cliniques, 550 appartements locatifs et une centaine de bureaux sans compter le grand spa occupant son toit.
Seulement, on ne peut malheureusement pas lutter contre le temps. Dans l’impossibilité d’être rénové en raison de ses méthodes de construction, le bâtiment devait être détruit en 2026. La crise sanitaire liée au covid lui a indirectement offert un sursis jusqu’en 2030, mais cet immense immeuble de 89 000 m², le neuvième plus haut de la ville, est promis à la démolition puisqu’il n’est pas éligible au statut de monument historique.
Et pourtant, il l’est bien dans un autre domaine. Car de son ouverture en 1969 jusqu’en 1987, son sous-sol a abrité un studio musical ayant accueilli les plus grands. Les Rolling Stones y ont ainsi enregistré It’s Only Rock ’n’ Roll (1973) et Black and Blue (1975) ; Deep Purple, Stormbringer (1974) et Come Taste the Band (1975) ; Scorpions, Fly to the Rainbow (1974) ; Donna Summer, Love to Love You Baby (1975), A Love Trilogy (1976), Four Seasons of Love (1976), I Remember Yesterday (1977) et Once Upon a Time (1977) ; Iggy Pop, The Idiot (1976) ; Led Zeppelin, Presence (1976) ; Elton John, Victim of Love (1979) ; Iron Maiden, Seventh Son of a Seventh Son (1988)…
Les Musicland Studios ont été le théâtre de la création d’immenses titres. Et notamment de Queen puisque le groupe légendaire y a enregistré quatre albums : The Game (1980), Hot Space (1982), ainsi que des parties de The Works (1984) et It’s a Kind of Magic (1987), sans oublier la bande originale du film Flash Gordon (1980), une partie de celle d’Highlander (1986) ainsi que les opus solos de Roger Taylor, Strange Frontier (1984) et de Freddie Mercury, Mr. Bad Guy (1985).

"LA PROXIMITÉ DU MÉTRO PROVOQUANT DES VIBRATIONS, LES ENREGISTREMENTS SONT CALÉS ENTRE LES PASSAGES DES TRAINS."
Et dire que ces studios fondés par le père de la musique disco, Giorgio Moroder, n’étaient initialement pas très accueillants, en raison à la fois de l’exiguïté des lieux et surtout de leur température élevée puisqu’ils se trouvaient juste à côté de la chaudière de l’immeuble ! En 1973, grâce à l’argent généré par son contrat avec Phonogram et au succès de « Son of My Father », de Chicory Tip, qu’il a composé avec Pete Bellotte, Giorgio Moroder agrandit les locaux, les rendant plus agréables, et les plus grands groupes commencent à y venir.
Pour y accéder, il faut traverser le hall de l’hôtel puis prendre un ascenseur discret jusqu’au sous-sol. Et petite spécificité, la proximité du métro provoquant des vibrations, les enregistrements sont calés entre les passages des trains. Mais les Musicland Studios ont un atout de poids avec la présence de l’ingénieur du son, Reinhold Mack, dont le travail était très prisé des artistes. Ce dernier développa d’ailleurs une véritable amitié avec Freddie Mercury et surtout eut une grande influence sur les compositions du groupe au point que le chanteur déclara à son sujet :
« Mack n’était pas qu’un technicien, il était notre cinquième membre, il comprenait notre folie. »
Roger Taylor, Brian May, Freddie Mercury, John Deacon le 13 août 1984 à Munich, où Queen trouve un second souffle créatif dans la capitale bavaroise.
Au moment de leur rencontre, à la toute fin des années 1970, Queen est au sommet de sa gloire mais le groupe est en quête d’un nouveau souffle. Lassés par l’enchaînement incessant des albums puis de leurs tournées de promotion, ses membres ressentent l’envie de trouver de nouvelles sources d’inspiration, notamment en explorant d’autres genres comme le disco ou l’électro, et surtout souhaitent travailler loin du tumulte de Londres.
Les Musicland Studios et Munich répondent ainsi à leurs attentes, la ville étant à la fois multiculturelle, avec une scène underground animée, et, si on peut y évoluer dans un relatif anonymat, elle est aussi réputée pour ses nuits très festives. Freddie Mercury les fréquente avec bonheur.
Lorsqu’il rencontre Reinhold Mack, le chanteur lui demande de lui faire découvrir les fameux Biergarten de la ville, ces immenses jardins où jusqu’à 8 000 personnes peuvent se masser pour boire de la bière. À son retour à l’hôtel Bayerischer Hof, un brin éméché, il compose dans sa baignoire en une dizaine de minutes la trame de ce qui deviendra « Crazy Little Thing Called Love » qu’il enregistre quelques heures plus tard aux Musicland Studios.
À Munich, Freddie Mercury se sent libre, il fréquente aussi bien les galeries d’art que les clubs, développe un mode de vie hédoniste et celui-ci influence grandement sa créativité.
« À Munich, je peux me perdre et me retrouver chaque nuit. C’est la ville idéale pour oublier qui on est… et créer ce qu’on veut », assure-t-il.
Le chanteur s’installe à proximité des studios. Il est un habitué du sauna légendaire de l’hôtel gay Deutsche Eiche, et du Old Mrs. Henderson, l’un des clubs les plus extravagants de la ville, mais il aime aussi explorer les bars underground et se rendre dans des fêtes privées où il chante tard dans la nuit, souvent affublé de tenues originales. Il devient rapidement l’une des icônes de la vie nocturne de la capitale bavaroise.
« Munich m’a donné la liberté de respirer en dehors de ma légende », analysera-t-il plus tard dans une interview.
SESSIONS NOCTURNES, TENUES SURPRENANTES ET VERRES AU BAR DE L’HÔTEL AU PETIT-DÉJEUNER
Si les fêtes s’enchaînent, la création devient cependant imprévisible, marquée par des passages à vide, des éclairs de génie, des tensions entre les membres du groupe mais aussi une osmose parfois divine. À Munich, Queen parvient à se réinventer, à trouver ce second souffle que le groupe est venu chercher.
Freddie Mercury enregistre souvent après minuit, l’intimité nocturne permettant à sa voix d’atteindre des sommets émotionnels. Il débarque à 3 heures du matin, revenant de soirée vêtu de plumes ou d’un kimono, pour livrer une performance incroyable. Puis les membres du groupe rejoignent le bar de l’hôtel, quelques étages plus haut, où le chanteur se fait servir des verres au petit-déjeuner.
« Certains matins, on ne savait pas s’il fallait dormir ou enregistrer. Munich était un rêve lucide, et Musicland en était le cœur battant », confiera Brian May.
Contrairement à son compère, ce dernier sort peu la nuit, préférant découvrir la culture de la ville et les musées le jour, se promener à l’Englischer Garten ou se reposer. C’est ainsi qu’il compose seul la poignante ballade sur l’amour perdu « Save Me », avant de la jouer au piano dans le studio vide tandis que Freddie Mercury dort encore. Le titre figure sur The Game, enregistré en grande partie au Musicland.
Sous l’impulsion de Reinhold Mack, le groupe y utilise pour la première fois des synthétiseurs. Véritable médiateur entre les différents ego du combo, l’ingénieur amène ses membres à expérimenter, moderniser leur son en l’épurant et l’orientant dancefloor. Ces derniers lui adressent d’ailleurs un clin d’œil à ce sujet avec la ligne
« I’m gonna use my stack / it’s gotta be Mack »
du titre « Dragon Attack », inspiré par une soirée au club munichois Sugar Shack.
« Avec Queen, chaque jour était imprévisible. Mais chaque nuit se terminait avec un sourire », s’en est amusé Reinhold Mack.

JOHN DEACON ENREGISTRE LA DÉMO DE « ANOTHER ONE BITES THE DUST » EN JOUANT LUI-MÊME TOUS LES INSTRUMENTS
Outre « Crazy Little Thing Called Love », The Game contient également un autre tube immense avec « Another One Bites the Dust ». C’est au Musicland que le groupe a l’idée de fusionner rock et funk. S’inspirant de la ligne de basse de Bernard Edwards dans la chanson « Good Times » de Chic, qu’il écoute en boucle durant ses séjours à Munich, John Deacon enregistre une première démo en jouant lui-même basse, guitares et clavier.
Le titre deviendra un hit planétaire, et c’est après l’avoir entendu lors d’un concert que Michael Jackson encouragea Queen à en faire un single. Mais plus généralement, le succès de The Game, numéro 1 aussi bien au Royaume-Uni qu’aux États-Unis, fait de Munich l’un des endroits charnières de la carrière du groupe.
Dans la foulée, Queen s’offre une petite respiration en se voyant confier la bande originale du film Flash Gordon, de Mike Hodges, inspiré des bandes dessinées d’Alex Raymond. Le groupe décide alors de se démarquer en synchronisant directement la musique aux images et mène naturellement l’expérimentation aux Musicland Studios. Écrans et bobines de films se mêlent aux consoles audios.
Le personnel de l’hôtel a raconté que c’est en attendant les secours alors qu’ils se trouvaient coincés dans l’ascenseur en revenant d’un dîner arrosé, que Freddie Mercury, Brian May et Roger Taylor ont improvisé a cappella, qui deviendra plus tard l’introduction instrumentale de la BO du film.
La parenthèse enchantée munichoise vole cependant en éclats lors de l’enregistrement de l’album le plus controversé du groupe, Hot Space, où le choix d’explorer le funk, le disco et l’électro est mal reçu par une partie des fans. Durant sa conception, les tensions deviennent de plus en plus importantes entre les membres : Brian May refuse l’orientation funk et veut conserver l’esprit rock contrairement à John Deacon et Freddie Mercury.
L’ambiance est tendue. Ce dernier impose ses idées en étant souvent sous l’emprise de l’alcool ou de drogues, provoquant le départ du studio pendant deux jours de Roger Taylor.
Mais Munich l’influence toujours pour créer. Ainsi, lorsqu’une soirée au Henderson Club où il était arrivé habillé en toréador et accompagné de danseurs dégénère en bagarre, le chanteur en ressort avec un œil au beurre noir. Il tirera de cette expérience le titre « Body Language », qu’il enregistre le lendemain et dont le clip fut censuré par MTV en raison des tenues suggestives des danseurs.
La chanson est cependant loin d’être un tube, tout comme les autres titres se trouvant sur l’album, à l’exception bien sûr du légendaire duo entre Freddie Mercury et David Bowie, « Under Pressure ». Si celui-ci a été enregistré en Suisse, à Montreux, les deux hommes se sont d’abord rencontrés à Munich. Tout est lié.
Au final, Hot Space connaît un échec critique. C’est un véritable choc. Ajouté au climat de fête permanente exacerbant les tensions, le lien avec Munich se rompt et les membres du groupe s’éloignent. Ils reviendront pourtant sur place pour les albums The Works et It’s a Kind of Magic, mais les sessions sont partagées avec Los Angeles, Montreux et Londres.
La magie des Musicland Studios s’estompe également, le développement de la ville a raison de ce lieu mythique de la musique. Se trouvant à proximité de la ligne de métro U4, mise en service en 1988, les studios voient leurs sessions d’enregistrement de plus en plus perturbées, d’abord par les travaux puis par les incessantes vibrations du passage des trains.
Les groupes doivent s’interrompre de plus en plus, jongler avec les horaires, ou venir très tard… Intenable. La fermeture survient au début des années 1990.
« Pain Is So Close to Pleasure », comme le chantait Queen quelques années plus tôt…











